Nebula Circus

Dès lors qu’ils arrivent sur place Keolass, sait qu’il n’est absolument pas le wicahpe de la situation. Tout est si compliqué. La tension est palpable dans l’air. Monsieur Ashley semble tendu comme les cordes de sa lyre. Tiens d’ailleurs cela faisait longtemps qu’il n’en avait pas joué… Tina aimerais sûrement, il allait falloir qu’il prenne le temps de lui composer un petit quelque chose… L’étoile secoue la tête. Nom d’une comète Keolass, ce n’est pas le moment de s’éparpiller ! Comme madame Noxolo, le wicahpe n’a qu’un désir : que tout redevienne simple. Et puis il n’aime pas se qu’il se dégage de sa semblable wicahpe. Les leurs ont la chance de vivre assez longtemps pour connaître et vivre au moins trois vies océanniennes. Mais cette étoile ci avait choisi une existence dans l’illégalité. Elle revendait ses pairs aux quatre coins de la galaxie… Personne ne veut aimer quelqu’un comme ça. Mais pourtant quand il se retourne vers Eve, Keolass la voit. Il voit cette lueur d’amour qu’il voit dans les yeux de ses camarades du Nebula depuis plusieurs jours. Le wicahpe se tourne vers Tina. Aimerait-il autant sa belle deglupta si elle était une space-viking ? Question stupide. Bien évidemment que oui. Parce qu’il n’y a rien de logique dans ce que ce passe entre eux. L’amour n’est pas une formule de maths que l’on peut décoder ou rationnaliser. Eve suivrait la femme aux yeux verts quoi qu’il lui en coûte. Keolass se masse les tempes. Il tente tant bien que mal de passer les différentes possibilités, les différents scénarios. Trop d’incertains, trop de marge d’erreurs. Rien ne se débloque. Et puis soudain, comme la dernière fois, la solution s’impose à lui. S’il ne peut résoudre ce problème c’est tout simplement que ce n’est pas le sien. En revanche, ce qu’il peut faire c’est… Le wichape se racle la gorge.


- Pardonnez-moi, je, hum. Oh je sais que je ne suis certainement pas le plus avisé pour prendre la parole mais je crois que malheureusement c’est un problème auquel nous, l’étoile s’est tourné vers Ashley et Noxolo, ne trouverons aucunes solutions. Keolass s’approche très légèrement d’Eve. Pas trop. L’équilibre de cet échange est si fragile… Nous ne trouverons pas de solutions tout simplement parce que ce n’est pas notre problème. C’est à Eve et à madame ici présente de savoir ce qu’elles, ensemble désirent faire. Évidemment chaque choix à ses contraintes et ses difficultés, mais le résultat est toujours le même, c’est à vous de décider. La seule chose qu’il me semble important de vous rappeler madame Eve, c’est de ne pas sous-estimer l’amitié et l’estime que vous portent les gens à bord du Nebula. Il serait bien cavalier de ma part d’anticiper les réactions de madame Skatskat mais je pense qu’elle pourrait surprendre. Et si jamais, fuir ce voit être votre seule solution, gardez à l’esprit que ce qui est insurmontable aujourd’hui ne le sera peut-être plus demain. Ne faites pas de ce moment de déchirants adieux. Oh c’est encore une fois bien osé de ma part de suggérer cela, mais je pense que vous aurez toujours une place à bord de ce vaisseau Eve. Et vous aurez toujours une famille qui vous y attendra. Vous êtes dans une situation terriblement compliquée et je pense que personne ne pourra trouver de réponses satisfaisantes. Vous et vous seule pourrez les  trouver. N’oubliez simplement pas que vous n’êtes pas seule. Je peux ne rien affirmer pour les autres, mais sachez que c’est au moins valable me concernant. Et ce n’est pas à un professeur de mathématiques qu’on apprendra que deux font plus que un.


Si la wichape embarque avec eux sur le Nebula pourra-t-on effacer ses crimes ? Non. Madame Skatskat et la troupe accepterons-t-ils une criminelle à bord ? Compliqué. Si elle ne vient pas peut-on garder Eve à bord ? Non. Y’a-t-il une bonne solution ? Peut-être. En tout cas elle ne viendra pas de Keolass. Peut-on essayer de rendre cette situation moins infernale pour Eve ? Probablement. En tout cas c’est ce qu’essaye de faire l’étoile. Il a maintenant baissé les yeux… Il est probablement à côté de la réalité des choses. Peut-être que ce qu’il vient de dire n’a pas vraiment de sens, mais en tout cas il en a pensé chaque mots.

Fiche Keolass:

Krriks:

PASSE KRRIKS:

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Plus tard, quand les Lufuen se raconteront cette nuit, ils ne seront pas tous sûrs d’avoir vu la même chose. Certains prétendront que lorsque le cortège a stoppé et que les projecteurs se sont braqués sur la jeune Sciell, elle était déjà en train d’être soulevée par la grue, tête en bas. D’autres jureront qu’ils étaient au premier rang, et qu’ils ont vu des gens du cirque lui faire revêtir une combinaison aux allures de camisole de force (“c’est quoi, une camisole ?” demanderont certains avant de se faire rabattre le caquet), puis l’enrober dans les chaînes tandis que ses pieds étaient encordés à la grue. Selon les versions, elle a eu le temps d’embrasser une dernière fois son assistante Phàntasma.
Tous seront d’accord pour dire qu’ils ont frémi quand ils ont compris ce qui se passait.


“A présent, je vais vous demander de faire silence, intime une voix venue des hauts-parleurs. Ce soir, notre escapiste de la planète ᕿᑭᖅᑕᖅ va vous présenter un numéro venu du fond des âges sombres d’Océania. Une époque sans batteries ! Sans vaisseaux intersidéraux ! Où l’on risquait sa vie pour son art ! Cette corde suspendue traverse un bocal d’acide qui va dissoudre les fibres en trois minutes exactement. La seule issue ? S’évader à temps. Pas de trucage ! Pas de filet !”


Tu serais parti, toi ?


"Pour la première fois dans l’histoire de ce cirque, je vais le dire : si parmi vous il y a des enfants ou des personnes impressionnables, je leur recommande fermement de ne pas assister à la suite du spectacle.”


Nauja voudrait avoir son matériel de crochetage. Nauja voudrait avoir eu le temps de s’échauffer. Nauja voudrait beaucoup de choses, mais pour l’instant, tout ce qu’elle a, c’est trois minutes. Trois minutes, c’est très long quand ce sont peut-être tes dernières.


Première étape : chasser tout l’air de son corps. Elle vide sa cage thoracique. Détend ses épaules qu’elle contractait depuis le début. Les chaînes s'affaissent un peu. Elle se souvient qu'avant ses quinze ans, son premier nom était "bras de lianes". Souple et forte à la fois.
La combinaison spatiale aux manches liées est un peu trop grande. Ca lui laisse le demi-centimètre nécessaire pour se déboîter le bras, le ramener dans son dos, trouver le trou percé dans l’étoffe et défaire les sangles. Ca a l’air simple dit comme ça, mais au début de sa carrière, ça voulait dire de l’antalgique en intraveineuse pendant deux jours après la performance.


Le docteur a dit que si elle continuait, dans dix ans elle ne pourrait même plus tapoter sur un pad. Nauja aimerait bien vivre encore dix ans. Dire que quelques semaines auparavant, elle voulait mourir. Des visions s’accrochent à ses yeux. Elle revoit l’atelier du vaisseau viking, avec ses outils qui ressemblent à ceux qu’utilise Eve, les types qui la maintiennent et l’autre qui saisit la


Pitié, pas maintenant.


Le sang afflue de ses pieds à son cerveau, ça lui fait le visage tout rouge. Il n’y a pas de musique élaborée, que des tambours. Ca fait ancestral, ça rajoute de la tension. Mais ce que le public ignore, c’est que ça lui tient aussi lieu de chronomètre.
Deux minutes. Trop lente ! C’est quand même le comble pour une escapiste, avoir du mal à enchaîner les mouvements.
En bas, il y a tous ces Lufuen qu’elle voit à l’envers. Mais ils ne la regardent pas vraiment. Leurs yeux alternent entre elle et... Krriks. Nauja serait presque vexée, même si elle s'y attendait. Ils n'ont pas tant peur qu'elle meure que son amoureuse se retrouve seule. Imaginer la tête que Krriks doit faire, en bas, ouvre une vanne intérieure que Nauja croyait bien serrée.


La peur goutte dans son esprit, floue et bleue. Nauja n’a jamais peur pendant une performance. Mais d'habitude, il n’y a pas une Krriks qui s'inquiète pour elle. Elle ne veut pas mourir là. Ce serait trop bête de s’écraser au milieu de la foule qui hurle. Le pire, ce serait de survivre. Tous les os brisés. Elle imagine très bien le bruit que ça ferait.


La pensée colle comme une tache de graisse, elle fait des auréoles dans sa vitesse, l’idée qu’elle se ramasse, ça l’affole et ça l’agace, ça la stresse.


Krriks. Se concentrer sur les pensées que lui envoie Krriks. Et sur la nanolime qu’elle a glissé dans sa bouche en l’embrassant, deux minutes plus tôt. Nauja coince l’objet entre ses dent - ça a un sale goût. Elle fait jouer ses abdominaux pour s'extraire des chaînes.
De loin, elle doit ressembler à un papillon épileptique qui veut sortir de sa chrysalide. La tenue de spectacle qu’elle porte sous la combi glisse un peu. Une partie d’elle se demande si Krriks la trouve attirante comme ça. Ca surprend la peur, qui s’éloigne.


D’un coup, les chaînes glissent et tombent dans la zone de sécurité, entraînant la grosse combi avec elles. Ca fait cling loin en bas. Combien de temps encore ? Nauja a perdu le compte - faute professionnelle. Elle balance sa tête vers ses pieds toujours attachés à la corde de la grue, bras écartés et mains grandes ouvertes pour montrer qu’elles sont vides. Elle n’a droit qu’à un essai. Elle attrape ses chevilles enserrées et, avec les dents, active la nanolime. Elle tranche les liens comme un couteau bien aiguisé.
Voilà Nauja totalement libre, mais ce n’est pas fini. Il faut encore qu’elle donne l’impression de défaire le nœud. Quelques secondes perdues pour l’esbrouffe.
Puis, vite, elle grimpe jusqu’en haut de la grue. Son dernier mouvement fait céder les fibres déjà rongées par l’acide, et la foule pousse un cri quand la poulie vomit la corde sur le sol dans un gros bruit de métal.


Mais elle est déjà en haut. L'évasion a réussi, encore une fois.
Nauja a le cœur qui bat fort. Ses cheveux sont emmêlés de sueur. Mais ça fait partie du spectacle. L’évasion est le seul art du cirque où il faut que ça ait l’air difficile.


La peur reste dans la chrysalide. En bas, Nauja le sent, un baiser l’attend. Elle salue et redescend la grue en se retenant aux applaudissements.


Une fois à terre, elle résiste à la tentation de s'écrouler sur Krriks - elle risquerait de passer à travers, ça ferait mauvais genre. Elle salue à nouveau, et plus elle salue, plus les Lufuen applaudissent. C'est la première fois que le public en redemande, à tel point qu'elle voudrait remonter et tout refaire, rien que pour les entendre à nouveau. Mais c'est impossible. A la place, elle saisit un bout de corde tranchée à ses pieds et attache ses cheveux en arrière, dénudant complètement ses moignons de corne.
"Je vous remercie ! prononce Nauja d'une voix forte. Ce soir, vous avez vu quelque chose qui n'a pas été joué depuis la nuit des temps. A cette époque, les artistes océaniens avaient l'habitude de prendre un nouveau nom quand ils terminaient un spectacle particulièrement important, car ils sentaient que l'art les remodelait, les faisait grandir. Je voudrais vous remercier de l'honneur que vous nous avez fait et choisir ce soir mon nouveau nom d'artiste. Désormais, je serai connue comme..." Elle trace des symboles dans l'air : ᖓᐆł ᖤᐊ. Et sourit de toutes ses dents.

"Ca se prononce Nauja."

ᓇᐅᔭ - Nauja:

ᖓᐆł ᖤᐊ

Quand ᖓᐆł ᖤᐊ était petite, si petite qu’elle ne s’appelait pas même encore ᓇᐅᔭ, sa grand-mère lui avait posé une colle. “Tu sais à quel détail on reconnaît à coup sûr quelqu’un qui passe sa vie dans l’espace ?” La réponse l’avait interloquée, même si sa grand-mère devait savoir ce qu’elle disait. Après tout, elle avait été pilote de chasse orbitale.

Aujourd’hui, ᖓᐆł ᖤᐊ était une adulte, une artiste accomplie, une voyageuse qui travaillait dans le meilleur cirque de l’univers. Et elle connaissait le truc infaillible pour différencier ces rampants de planétaires des vrais spatiaux comme elle.

Ca n’avait rien à voir avec toutes les superstitions qu’on apprenait avant même de monter à bord d’un vaisseau. Chez les Océaniens, par exemple, la coutume voulait qu’avant un premier vol on se décore le front avec des lettres issues d’un vieil alphabet. Une compagnie martienne avait, elle, officiellement interdit les arachides sur ses vols au seul prétexte qu’un de leurs cargos de fruits à coque avait eu une avarie, aux premières années de l’expansion galactique. L’imagination mouline à toute allure quand la seule chose qui vous sépare d’une mort désagréable est une cloison de métal.

Ce soir-là, c’était la vitre du réfectoire qui faisait rempart entre ᖓᐆł ᖤᐊ et le vide sidéral. Le Nebula était en phase nocturne depuis une heure. La seule lumière, orange, émanait des issues de secours. ᖓᐆł ᖤᐊ laissait reposer ses moignons de cornes contre le hublot et regardait les étoiles qui se confondaient avec le reflet de la pièce. A la base, elle voulait se faire un casse-croûte. Avant de se rappeler qu’il n’y avait pas de pain dans les réserves. Quelques jours passés à terre, et elle avait déjà oublié que sur un vaisseau, on ne consommait rien qui puisse faire des miettes. En cas de panne de l’antigravité, c’était le meilleur moyen d’étouffer les passagers ou de boucher les filtres. Même le sel était sous forme liquide. C’était à ça qu’on reconnaissait les vrais spatiaux, avait dit la grand-mère. Ils ne mangeaient jamais de sandwichs.

Soudain, quelqu’un l’appela :
“ᖓᐆł ᖤᐊ ?”
Elle bondit comme si un fantôme l’avait frôlée. C’était presque le cas. Eve venait d’apparaître dans le reflet de la vitre.


EVE

La combi d’Eve était dans le même état que ses cheveux, à savoir : on s’en tape. Mais elle était à peu près sûre que ce n’était pas ses vêtements qui avaient fait sursauter ᖓᐆł ᖤᐊ.
“Quoi, grogna-t-elle, j’ai pas bien fait les gestes avec ton nom ? Ouais, ben je me suis entraînée avec Krriks comme j’ai pu, mais j’ai pas fait Sciell en deuxième langue, hein.”
La petite finit enfin par se secouer un peu.
‘Non, non, répondit-elle, au contraire, c’était bien… C’est mon nouveau nom. Tu as fait le dessin, et tout…”
Eve se détendit. Un peu. Elle avait réussi à tirer de leur escapiste trois phrases complètes. Petite victoire. Maintenant, on entamait la phase difficile. Heureusement, elle avait apporté ce qu’il fallait. Les yeux de ᖓᐆł ᖤᐊ glissèrent vers le bras gauche de la mécano, qui renfermait des sachets isothermes remplis d’un liquide rubis.
“C’est ma réserve de slyrth”, commenta Eve en lui tendant une flasque. “Pour les grandes occasions.”
- Euh, on fête quelque chose ?
La gamine avait toujours l’air paumée. Eve prit sur elle pour ne pas la secouer comme un câble d’induction récalcitrant.
- Je sais pas, moi, le fait que tu m’adresses tes premiers mots depuis qu’on a quitté Lufu il y a trois cycles ? Merde, ᖓᐆł ᖤᐊ, je sais que l’équipage me fait la gueule, mais toi… A chaque fois que j’essaye de te parler, tu fais comme si j’étais un fantôme. Et là, d’un coup, paf, voilà qu’on discute comme des grandes personnes. T’as pas des trucs à me dire ?”


ᖓᐆł ᖤᐊ

C’était donc ça. ᖓᐆł ᖤᐊ réalisa soudain ce qui venait de se passer. Elle chercha ses mots en gonflant lentement son sac pulmonaire.
“C’est la façon dont tu as prononcé mon nom. Je ne sais pas trop comment te l’expliquer Tu sais quoi sur les noms Sciell ?”
Eve décapsula son slyrth et avala une gorgée, sourcil levé.
“Ben, vous parlez avec des dessins. Vous voyez pas vraiment les objets, vous voyez des mots. Et vous avez un million de termes différents pour décrire, je ne sais pas, moi… une lampe.”
C’était la pire description qu’on pouvait faire du langage Sciell, mais pour ᖓᐆł ᖤᐊ c’était un début encourageant.
- Bon, très bien, je te montre. Imagine que tu es une Sciell, que tu entres dans cette pièce, et tu vois la table...”
Elle traça le mot “table” dans l’air. Le réfectoire changea légèrement d’essence, pour mieux refléter l’état d’esprit de celle qui le regardait. Comme un panneau solaire qui s’incline imperceptiblement quand son vaisseau change d’orbite. Bien sûr, Eve ne pouvait pas voir tout cela.
“A présent, disons que la table que tu regardes est jaune. Si je l’éclaire avec une lumière bleue, elle paraîtra verte. Dans ma langue, on l’appellera donc “la table verte”, mais d’une façon qui sous-entend qu’elle est verte à cause de la lumière. Et ça changera aussi les mots pour les objets autour, car ils sont tous plus ou moins reliés à la table. Et aussi parce qu’on n’aime pas forcément la couleur verte. Ca dépend également de si quelqu’un mange à la table ou pas.”
ᖓᐆł ᖤᐊ fit une pause. Comment Eve digérait-elle ces informations ? Pour beaucoup d’espèces, la réalité était un laboratoire bien rangé aux fioles soigneusement étiquetées. Pour les Sciell, c’était une station spatiale accidentée remplie d’objets en apesanteur. Dès qu’on bougeait un peu, ils rebondissaient d’un bout à l’autre des modules, remodelant l’espace. Parfois, ils devenaient dangereux comme des miettes de pain.


EVE

Tout ça, c’était bien gentil, mais Eve n’était pas venue suivre un cours de linguistique. Tout de même, cette histoire de nom l’intriguait.
“OK, donc, pour toi, la langue standard, c’est un monde immobile où tout se ressemble. Ca a dû être facile de l’apprendre, du coup.”
- Non, au contraire. Quand je parle à un non-Sciell, je dois imaginer que je décris une photo à quelqu’un qui est dans une autre pièce. Je dois me demander quels éléments je mets en avant et ne pas assommer mon interlocuteur de détails.
- Sympa. C’est quoi le rapport avec le fait que tu me fasses plus la gueule ? Je sais que j’ai merdé, hein. Sauf que je suis la seule techos valable ici, et les autres sont un peu des flans, alors ils m’ont souhaité bon vent et tout. Après, je suis pas conne, je sais que pour toi c’est plus difficile.
Fini de tourner autour du pot. Depuis leur départ de Lufu, Nesoï était en détention. Eve passait le plus clair de son temps avec elle. Skatkat avait décidé de débarquer les amoureuses au prochain relais. A condition que chaque membre de l’équipage soit d’accord. Surtout ᖓᐆł ᖤᐊ.
- Quand j’ai appris pour toi et Nesoï, répondit-elle enfin, je me suis sentie trahie. Enfin, la “moi” d’avant. Pour mon peuple, la pire chose qu’on puisse faire contre quelqu’un quand on est très, très fâché, c’est de l’oblitérer. L’empêcher d’exister dans notre perception de la réalité. Quand tu m’as nommée en me dessinant, tu l’as fait d’une manière qui sous-entendait, involontairement, que ton existence était liée à mon nouveau nom. Ca t’a ramenée dans mon monde, celui de ᖓᐆł ᖤᐊ.
Eve siffla entre ses dents.
- Ah, quand même… Genre, j’aurais pu rentrer dans ta cabine et te piquer une paire de batteries, ç’aurait été comme si j’étais invisible ?
ᖓᐆł ᖤᐊ étira un sourire carnassier.
- Disons que j’aurais pu décider, comme par hasard, de m’entraîner au lancer de couteaux dans ton axe juste à ce moment-là.
Eve écrasa son slyrth pour en aspirer les dernières gouttes. Elle n’en était pas à son premier sachet de la soirée.
- Et Nesoï ? Elle est “invisible” pour toi aussi ?


ᖓᐆł ᖤᐊ

ᖓᐆł ᖤᐊ  cherchait ses mots dans les étoiles derrière la vitre. En l’absence d’atmosphère, elles scintillaient beaucoup moins qu’à la surface de Lufu. Comme si elles dormaient en même temps que le vaisseau.
“Ca m’est égal, ce que tu fais. Pars avec Nesoï. Je ne la connais pas, je ne l’ai pas vue quand j’étais prisonnière. Je suis capable de gérer les mauvais souvenirs qu’elle provoque chez moi. Quand j’ai changé de nom, ça a été comme une mue.
- Ca doit être pratique, grogna Eve. Pas besoin de psys. Une mauvaise expérience, vous changez de nom, et hop.
- Pas vraiment. Chez nous, si des choses nous font du mal, on change les mots. Mais c’est difficile d’en inventer. Et risqué. Si je n’avais pas failli mourir lors de mon numéro, je n’aurais jamais trouvé le nom qui m’a redonné envie de vivre. Krriks a bien aidé, aussi. Je savais qu’une fois que je ne serais plus sous l’effet de la pilule, j’aurais besoin de graver ce spectacle en moi pour continuer d’avancer…”
Ca lui faisait penser qu’elle n’avait pas parlé à Krriks seule à seule depuis plusieurs jours. Leur désir commun avait disparu. Il ne restait que de bons souvenirs. C’était déjà pas mal.
“... Avant le spectacle, je me disais, c’est quoi le problème avec Eve ? Elle aurait pu prendre cette pilule. Au lieu de ça, elle a couru le risque de se mettre dans la merde et nous avec. J’étais vraiment en rogne.”


EVE

Eve encaissa. Un instant, elle eut envie d’envoyer chier tout le monde. ᖓᐆł ᖤᐊ, Skatkat, le vaisseau, son job. Elle se sentait déjà assez nulle comme ça.
“Ouais. C’est ça. Bien sûr. T’as raison. J’ai pas été prudente. Je me disais bêtement que j’avais pas envie de tomber amoureuse d’une personne qui m’aurait peut-être dégoûtée dès qu’on aurait quitté la planète. Ou pire, de baiser avec. J’ai pas agi de façon logique, ouais, super, parce que tout le monde agit de façon logique ici, hein ?”
Les mots étaient sortis tout seuls. Un instant, elle avait oublié qu’elle était là pour convaincre ᖓᐆł ᖤᐊ, pas pour la renvoyer dans ses buts. Mais la Sciell leva les mains en signe d’apaisement.
“Non, tu as raison. Ce que je veux dire, c’est qu’à ce moment-là, j’étais complètement centrée sur moi-même et ce qui m’était arrivé. Je ne me suis pas dit qu’on n’avait pas la même conception des sentiments. Je t’ai jamais raconté comment j’avais été capturée dans le vaisseau viking ? J’ai été droguée. J’étais obligée de coopérer, je pouvais même pas faire autrement. Ton coup de foudre involontaire, ça m’a ramenée à ça, ça m’a fait voir que Lufu aurait pu me faire tomber amoureuse d’un de ces salauds. Je voulais me protéger de cette pensée.”


ᖓᐆł ᖤᐊ

Eve se resservit un slyrth et elles burent en silence pendant un moment.
“Eh, finit par dire la mécano d’une voix un peu pâteuse. Je pensais à un truc. Tu sais, sur ma planète, les étoiles ont des noms. On imagine qu’on relie les plus brillantes et que ça fait des animaux ou des personnages, même si en vrai elles sont super éloignées les unes des autres et que c’est pas un dessin très ressemblant...”
ᖓᐆł ᖤᐊ ignorait que les Océaniens avaient aussi la notion de constellations. A la réflexion, ça lui semblait logique.
“...  Tiens, par exemple, la toute petite là-bas. Si ça se trouve, quand on est sur Océania, c’est celle qui apparaît à côté de trois autres et qu’on appelle la Ceinture du Chasseur Alnilam. Sauf que quand on part loin dans l’espace, les dessins changent et les étoiles changent d’ensemble. Le Chasseur devient l’Hivernier. Puis le Guide. Plus on va loin, plus son dessin se déforme et plus son identité se modifie. Quand il est complètement disloqué, on se met à appeler les étoiles par un numéro. Ca indique qu’on a changé de place dans l’univers, mais quelque part, Alnilam veille toujours sur nous....”
Dans l’ombre, les mots s’étaient détendus
“...Tu vois, chez nous aussi, les choses changent de nom selon l’endroit où on se trouve. Bon, maintenant que j’ai toute ton attention. J’ai un truc pour toi dans ma cabine. Tu veux voir ?
- Ca se boit ? Demanda ᖓᐆł ᖤᐊ soupçonneuse.
Eve eut un petit sourire entendu.
- Na-an. C’est vachement mieux que ça.


EVE

Il n’y avait pas beaucoup d’espace libre dans les quartiers d’Eve, et c’était en partie dû à l’imposante table de travail sur laquelle elle était actuellement penchée. Après avoir exhumé le contenu d’innombrables casiers en plastique, la mécano trouva enfin ce qu’elle cherchait : deux tubes recourbés aux éclats métalliques.
“Cornes prothétiques, annonça-t-elle laconiquement. Fabrication maison. Bon, c’est pas de la très haute technologie selon mes standards. Mais je sais pas qui va me remplacer, alors je préfère te donner ça. Pour pas que tu te foires trop pendant ton numéro.”
ᖓᐆł ᖤᐊ saisit les cornes, sidérée.
“Elles contiennent un double-fond, poursuivit Eve. Pour y cacher des clés. Elles peuvent recevoir des commandes simples via les ondes cérébrales. Ca peut suffire pour désactiver un cadenas électronique, par exemple. Je sais que la grande ᖓᐆł ᖤᐊ n’a pas besoin de gadgets, hein. Ca t’inspirera peut-être des nouveaux numéros, histoire de te renouveler un peu.”
Franchement, c’était vraiment une bricole, il n’y avait pas de quoi se mettre dans tous ses états. Mais la petite levait vers elle des yeux brillants, comme un gamin à qui on aurait donné le plus beau jouet du monde.


ᖓᐆł ᖤᐊ

Les cornes artificielles s’adaptaient parfaitement à ses moignons. Une fois en place, elles s’activèrent automatiquement, allumant deux rangées de petits signaux bleus. ᖓᐆł ᖤᐊ devrait se réhabituer à ce poids sur son front. Elle allait être la première Sciell à en porter des semblables ! Enfin, elle pourrait soutenir le regard de ses congénères dans le vaisseau.
Elle était si heureuse qu’elle fit quelque chose qu’elle n’aurait jamais pensé possible avant de poser le pied sur Lufu. Elle saisit doucement Eve par l’épaule. Celle-ci la regarda avec l’air poliment attentif du carnivore à qui une souris vient de grimper sur la patte.
“Si c’est la façon Sciell de demander les gens en mariage, je suis déjà prise”, plaisanta-t-elle sans conviction.
ᖓᐆł ᖤᐊ n’écoutait pas.
- Merci. Merci. Merci. Je t’ai menti tout à l’heure. Ca m’est pas égal que tu partes. Même si c’est peut-être le moins pire pour toi.” Elle traça quelques lettres dans l’air. “Enfin, la personne que tu formes avec Nesoï.”
Puis ᖓᐆł ᖤᐊ posa délicatement la pointe de ses prothèses contre le front d’Eve. Un geste sciell de respect.
“Je suis heureuse que tu aies mélangé nos prénoms.”
Les lumières d’urgence baignaient toujours le vaisseau de reflets oranges. Dans ce crépuscule artificiel, les diodes de ses nouvelles cornes avaient l’éclat timide des étoiles du soir.

ᓇᐅᔭ - Nauja:

Krriks:

PASSE KRRIKS:

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